Je voudrais dire quelques mots en français, pour présenter ce projet aux éventuel·les lectrices ou lecteurs francophones.
(Ceci n’est toujours pas ma langue ; je m’exprimerai dans les limites de mes capacités.)
C’est un livre ethnographique sur le Département de Philosophie de l’Université Paris 8. Ce n’est pas une étude de la rue d’Ulm. Ni du « centre » disciplinaire de la philosophie en France. C’est une étude décentrée, voire excentrique. Je m’intéresserai beaucoup au quotidien, à l’économie, aux rapports de genre, à la banlieue, aux échanges avec le monde postcolonial. Et à ce qui demeure politique, voire utopique, dans ce milieu. En thématisant ce que j’ai appelé « l’utopie déçue » de la philosophie radicale à Saint-Denis, l’étude se fonde aussi sur une ambivalence particulière.
Cette ambivalence n’est pas — n’était pas — uniquement la mienne. Au contraire, elle était largement partagée dans le milieu que j’ai étudié. Est-elle une ambivalence de l’autre qui s’est logée en moi ? En tout cas, l’ambivalence de ce milieu, je la comprends très bien. Comment ne pas être ambivalent·e, en effet, si on vit longtemps dans la précarité économique, dans la marginalité symbolique, sous les ombres politiques d’une radicalité passée, devant un avenir obscur ? Comment ne pas être ambivalent·e dans un bâtiment universitaire qui s’écroule ?
L’ambivalence de ce milieu, donc, je l’assume, je la revendique. Elle n’était pas un obstacle, mais plutôt une condition de possibilité de l’enquête. Une condition préalable de l’empathie. C’est toujours délicat de faire de l’ethnographie. On donne librement son oreille, ses sympathies, à toute une gamme de personnes qu’on ne fréquenterait pas si ce n’était pas là pour la recherche. On peut se solidariser, de manière provisoire, avec des positions incompatibles, même avec des gens qui se détestent les uns les autres. J’ai entendu de belles histoires et du grand n’importe quoi. J’ai essayé, et j’essaie toujours, de refléter tout ce qu’on m’a donné, les paroles bien évidemment mais aussi les tonalités, les sentiments, les silences. J’ai été frappé par l’ironie, la réflexivité, le cynisme, et malgré tout l’optimisme incarné que j’ai trouvés à Saint-Denis. J’en ai gardé les traces dans le texte.
J’admets que ce livre ne soit plus du tout un livre d’actualité. Il se termine empiriquement au moment de la présidence de Nicolas Sarkozy. Il y a dix ans : c’est déjà ancien. Déjà historique. Je proposerai des lectures de scènes et de situations qui appartiennent à cette période ; mais ce n’est pas une sociologie structurelle, ni une histoire détaillée. J’évoque tout simplement ce dont j’ai besoin pour comprendre un moment, un présent antérieur qui commence déjà à s’évanouir.
Je dois m’excuser auprès de tout·es les habitant·es actuel·les de ce site. Je ne parlerai pas de vous ! Il s’agit de la vie passée de votre institution. Peut-être que les choses ont beaucoup évolué sur le terrain.
Au début, j’espérais croiser ce projet de recherche avec un deuxième : une étude parallèle de la résistance à la néolibéralisation de l’université française publique. En 2009, Valérie Pécresse était la ministre de l’enseignement supérieur. Les nouvelles réformes venaient sans cesse. Les mouvements de protestation aussi. J’ai commencé mes recherches en France en juin 2009, juste à la fin d’un long mouvement de protestation. Un mouvement qui a peut-être ralenti les réformes, mais qui n’a rien arrêté.
C’était pourtant passionnant ; il y avait une belle énergie militante dans la communauté universitaire parisienne. “Même pas mal. Résistons jusqu’au bout,” disait la pancarte du président de Sauvons l’Université dans une “Academic Pride Parade.” J’ai admiré toutes ces pratiques de la lutte. J’ai même participé un petit peu. Après, j’ai écrit plusieurs articles sur les politiques universitaires françaises. Mais en ce qui concerne ce livre-ci, il était finalement peu commode de raconter l’histoire de réformes universitaires dans un récit sur un département de philosophie. Les deux histoires s’entrelacent, mais elles s’organisent sur des plans différents. Ayant traité ces réformes dans d’autres textes, ici je les laisserai de côté.
A côté des manifs, j’ai essayé de cartographier le petit univers de la philosophie en France. Je l’ai trouvé à la fois très cosmopolite et spacieux, et très étroit, hermétique, voire hexagonal. Ma première semaine en France, j’ai assisté aux oraux de l’agrégation de philosophie. C’était une salle ensoleillée à la Sorbonne. La nervosité était palpable. La vitesse de paroles m’a excédé. J’ai rencontré à l’époque quelques jeunes normaliens en philo. J’y ai trouvé un mélange surdéterminé d’éloquence et d’arrogance. J’étais quasiment leur homologue de l’étranger, car je venais de l’Université de Chicago, connue aussi pour sa culture intellectuelle très élitaire. Culture à laquelle je participais à l’époque, dont je cherchais la sortie. A Saint-Denis, c’était une toute autre culture intellectuelle : plus agréable, plus accueillante, plus ambivalente. Plus modeste, plus hétérogène.
J’étais en France, en somme, de juin 2009 à mai 2011. C’était une période douloureuse et jolie. J’ai découvert toute une langue (parfois de bois), un champ social, une discipline, un espace urbain, une économie universitaire, une histoire de luttes, une vie quotidienne. Au début, j’ai vécu la région parisienne dans une aliénation totale, mais petit à petit, des rapports humains se sont construits. J’habitais la première année non loin du métro Guy Môquet. Je me souviens du petit choc que j’ai éprouvé lorsque j’ai appris qu’un ami vivait dans le même coin que moi. Je n’ai jamais eu un grand réseau parisien, mais j’ai eu des petits moments de bonheur.
Ma vie a changé après l’enquête, après la thèse. Quelle surprise, il n’y aurait aucun poste pour moi au sein du système universitaire américain. J’ai mal vécu la précarité universitaire, et cinq ans après ma soutenance, j’ai quitté le milieu universitaire pour travailler ailleurs. J’ai changé de genre en même moment : j’ai toujours été une personne non-binaire (depuis l’adolescence), mais à partir de juillet 2018 j’ai décidé de l’incarner très publiquement. J’ai plus ou moins renoncé à la masculinité ; j’ai eu toute une « transition » de genre, hormonale autant que sociale et symbolique ; et je me présente désormais en public de manière plutôt féminine. J’écris aussi sous un autre nom, celui de ma compagne. Je sais que tout cela peut être choquant, surtout pour les hommes français avec qui j’avais construit des amitiés sur la base d’une reconnaissance mutuelle de genre. Mais les temps changent, et nos horizons de reconnaissance aussi. Si le milieu universitaire français pouvait devenir un peu plus trans friendly, ce serait à mes yeux une très bonne chose.
Et la normativité cis-masculine n’est pas le seul reproche que j’adresserai à ce monde philosophique. Si vous lisez le livre qui suit, vous verrez que je suis à la fois très critique et très optimiste par rapport à mon objet. Comme je l’explique, c’est une institution problématique à bien des égards. Mais en même temps, j’ai été émue par l’utopisme déçu que j’ai découvert dans ce monde. C’était une découverte qui m’a déplacée de moi-même, qui m’a faite sortir du pessimisme, qui m’a rappelée que la vie est toujours une forme en mouvement. L’utopisme déçu, c’est une forme ambivalente de vie collective qui donne de la résilience à nos ambitions utopiques. Par la suite, je me suis beaucoup éloignée du milieu que j’ai étudié — éloignée aussi de la langue française, de la théorie critique, de la personne que j’étais. Tout de même, une partie de cette culture utopique persiste en moi. Elle me suit ailleurs, et je peux l’affirmer sans trop d’entraves.
Vous voyez, c’est aussi un projet transférentiel, au sens psychanalytique. Et je n’en ai même pas honte. Au contraire, je reste presque fière de ce que j’ai essayé de faire dans ce texte.