Contents Disappointed Utopia Miscellany

Letter from Georges Navet

I got the following letter from Georges Navet in 2016, which I cited in the previous section. I would have liked for him to have seen this book in its finished state; his premature disappearance in May 2020 has made this impossible. But I always felt very touched by this letter, and I feel that it captures something about him that would be lost; I hope that he would not have been sad to see it presented here.

I had asked him about where his research interest in emancipation came from, and how it related to Marxian emancipation. He responded.

Cher Eli Thorkelson,
Vos questions ne manquent pas de pertinence, mais, je le crains, ne comportent pas de réponses simples…
Disons-le brutalement: toute révérence gardée au génie critique et théorique de Marx, je n’ai jamais pu être vraiment marxiste. Deux éléments je crois ont joué: 1/paradoxalement, le fait d’être né dans un milieu ouvrier (dans la grande banlieue prolétarienne de Lyon): comment croire une seule seconde à la vocation messianique du prolétariat quand on a connu de près, familialement et humainement, l’univers ouvrier? Encore est-ce déjà trop dire que de parler d’univers à ce propos, tant l’individualisme y règne, la débrouillardise, le désir d’échapper à sa condition, en même temps qu’un esprit que je ne puis qualifier autrement que de “populo” (pardon d’user d’un terme si spécifiquement français et si peu aisé à définir; si vous voulez en avoir une idée, regardez - il est gratuit sur Internet- le beau film de Julien Duvivier intitulé La Belle équipe, qui doit dater de 1937 ou 38, avec Jean Gabin, Charles Vanel, Viviane Romance et quelques autres, et qui a réussi à en capter quelque chose: en dépit de la distance, cet esprit-là existait encore dans les années 50–60). 2/la prépondérance qu’a toujours eu pour moi la littérature: il s’est trouvé que j’ai pu lire très tôt (merci le livre de poche) des gens comme Balzac, Stendhal, Hugo (celui de L’homme qui rit ou des Misérables), Zola aussi (quoique comparé à Balzac ou à Stendhal, ce soit quasiment un écrivain secondaire), etc. C’est une redoutable école, et je peux le dire maintenant sans lyrisme ou naïveté; pour ne donner qu’un exemple: s’il y a une époque que j’ai été amené à bien connaître, c’est celle de 1830–1848 en France. Lisez ou relisez le Lucien Leuwen de Stendhal:le tableau de l’époque est complet (sans aucun didactisme), et vous économiserez des années de travail - alors même que l’auteur est mort en 1842 (il a eu la prudence de ne pas publier son roman de son vivant). Redoutable école, disais-je, dont on ne sort pas indemne, surtout peut-être avec Stendhal,qui vous apprend à faire le pas de côté - ironie ou humour - qui permet à la fois de se dégager des pesanteurs (institutions, préjugés…) et de comprendre la radicale contingence (et du coup l’arbitraire et l’injustice) de l’ordre établi (ce qui ne signifie pas que cet ordre soit aisé à ébranler - bien au contraire).
Maintenant, s’il y a radicale contingence, quelque chose d’autre demeure toujours possible, et même si Balzac s’est voulu plutôt un réactionnaire et Hugo un progressiste parfois “cucul la praline”, l’un et l’autre auraient pu cosigner ce qu’affirme René Char dans ses Feuillets d’Hypnos (écrits entre 1940 et 1944, dans les maquis de Haute Provence): “je n’écrirai pas de poème d’acquiescement.” Reste à donner un visage au possible, et c’est ce visage, ou l’un de ces visages possibles qui s’esquisse parfois - dans les mouvements émancipatoires, après justement que l’acquiescement, toujours forcément là dans la pesanteur des choses et des logiques socio-politiques, a été quelque peu ébranlé.
En somme, si vous cherchez une origine à ce que j’ai pu commettre sur l’émancipation, elle est plutôt à trouver là que dans la philosophie - qui n’est venue qu’après (même si c’est elle qui m’a permis de comprendre et à exprimer ce que je devais à la littérature). Et plus que dans Marx, il faudrait chercher du côté d’un auteur dont je n’ai pas encore parlé ici, Jules Vallès, journaliste et communard, qui publia sur le tard sa trilogie largement autobiographique: L’enfant; Le bachelier; L’insurgé - à mon sens une des plus grandes oeuvres - littérairement aussi bien que politiquement parlant - du XIX° siècle.
Voilà ce qu’un peu caricaturalement (il ne s’agissait tout de même pas d’écrire une autobiographie détaillée!), je puis répondre à votre question.
En souhaitant ne pas vous avoir trop ennuyé, et en espérant que tout marche pour le mieux pour vous (en route pour la gloire universitaire?),
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